Le glissement s’est fait de façon insidieuse. Par petites touches presque imperceptibles. Et un beau jour, Stéphanie, s’est rendue compte que sa fille Manon, 13 ans, ne transitait plus par le salon quand elle rentrait du collège. Qu’elle ouvrait à peine la bouche à table et que, sitôt son assiette débarrassée, elle filait illico dans sa chambre. Les questions de ses parents donnaient lieu, au choix, à des soupirs ou à des yeux levés au ciel. « Du jour au lendemain, j’ai eu l’impression qu’on m’avait remplacé ma fille par un être mutique avec lequel le contact devenait de plus en plus ténu. », raconte-t-elle. Et Stéphanie d’utiliser une métaphore : « Avant, la communication entre nous, c’était un peu comme un mur d’escalade : cela pouvait parfois être compliqué, mais j’avais des « prises » — l’école, sa passion pour la musique, ses histoires avec ses amis — auxquelles me raccrocher. D’un coup, c’est comme si le mur était devenu tout lisse et qu’il m’était devenu impossible de partir à sa rencontre. »
Au boulot, les parents !
Cette perte de lien avec son ado, nombreux sont les parents à la regretter. Mais avant de s’en affoler, il convient de dédramatiser. En commençant par nous souvenir de notre propre adolescence. Avions-nous nous-mêmes, vers 13-14 ans, l’envie folle d’avoir de longues discussions avec nos parents ? De leur confier nos secrets ? Sautions-nous de joie à l’idée de la longue balade dominicale en forêt ? Si nous faisons honnêtement notre examen de conscience, il y a de grandes chances pour qu’à ces questions, la réponse soit non. Alors pourquoi voudrions-nous qu’il en soit autrement pour nos enfants ? « Je vois souvent des parents arriver et me dire “Mon ado ne me parle plus”, raconte Matthieu Melchiori, éducateur spécialisé, fondateur d’Education Conseil(1) et auteur de Parents, ados, on se détend (Flammarion). Mais il est assez logique qu’un ado préserve son intimité ! » Pour le Gestalt-thérapeute Richard Marchand, spécialiste en thérapie familiale, c’est aussi au parent d’entamer un travail : « Il lui faut faire le deuil du petit garçon ou de la petite fille qu’a été son ado. Et entamer le voyage à la découverte de cette nouvelle personne qui est en train de naître sous ses yeux. »
Le quotidien comme un allié
Certes, si l’éclosion d’un jeune adulte constitue un moment charnière de la vie de parent, Eva, mère d’Ethan, 15 ans, ronge son frein : « En attendant, les dîners en famille sont plombés par son silence. Et quand il ouvre la bouche, c’est pour nous faire des remarques sur notre façon d’élever ses frères et sœurs — plus laxiste qu’avec lui, évidemment — ou critiquer. Alors on bout et il arrive forcément un moment ou cela explose. Avec son père, nous n’arrivons plus à communiquer avec lui… » Pour Matthieu Melchiori, il est important de ne pas répondre au silence de l’ado par ce que le spécialiste appelle des « silences dirigés » : par exemple, des regards lourds de sous-entendus adressés à l’autre parent sur le mode « Ah, tu vois, ça recommence… ». Car l’ado a de grandes chances de les intercepter et de se braquer d’autant. Or rappelle Richard Marchand, à ce moment de son évolution, notre enfant est pris dans une confusion des sentiments : « Il a le désir de protéger ses parents mais encore d’être protégé. » Autre difficulté, « l’ado est dans une logique d’impulsion, rappelle Matthieu Melchiori, on ne peut pas lui donner rendez-vous pour lui dire “on va parler de toi”. » Pour renouer le dialogue, il conseille donc de s’appuyer sur le quotidien. « La conversation peut s’élaborer autour du visionnage d’une série, ou lors d’un trajet en voiture. Dans ce cadre, l’attention portée à l’ado est détournée. Dans une discussion frontale, le poids du regard peut biaiser le rapport. Enfin pas la peine d’organiser une virée de 200 kilomètres pour entamer la discussion ! », sourit-il. En revanche, le passage d’une chanson à la radio qu’on aime, qui nous évoque des souvenirs peut ouvrir la porte à la discussion. » C’est le moyen qu’a trouvé Karima pour communiquer avec sa fille Inès. « Son collège étant un peu loin de la maison, j’emmène Inès en voiture tous les matins. Une petite vingtaine de minutes pendant laquelle on écoute la playlist qu’elle a préparée. Dessus, elle a mixé ses chansons préférées avec d’autres que j’aime. Cela peut sembler anodin, mais qu’elle ait pensé à mes goûts, cela me touche. On ne se parle pas forcément beaucoup, mais on chantonne ensemble. C’est un moment de partage mère-fille, une accalmie quotidienne dans une période un peu tumultueuse. » Richard Marchand, lui, a institué, en famille, un moment hebdomadaire, présenté ainsi à ses enfants : « On n’est pas là pour que vous nous parliez mais pour qu’on se parle. » Chacun raconte ainsi les événements de sa semaine. Et si son ado ne parle pas forcément sur le moment, « il reste souvent ensuite dans la cuisine pour échanger après ».
Famille ou psy : le tiers de confiance
Mais il arrive aussi que cette perte de lien soit plus complexe et plus problématique. Matthieu Melchiori et Richard Marchand soulignent les signaux qui doivent alerter les parents : des notes en chute libre à l’école, une désociabilisation (les copains ont disparu du paysage), une mauvaise mine, des dysfonctionnements alimentaires… L’intervention d’un tiers peut alors être bénéfique : un adulte de confiance auquel notre enfant pourra parler plus facilement : un oncle, une marraine… Claire a ainsi pu s’appuyer sur sa sœur pour dialoguer avec sa fille : « Je sentais que ça n’allait pas, mais je n’arrivais pas à creuser avec Mathilde qui se fermait comme une huître dès que j’abordais le sujet. Au cours de vacances familiales, elle s’est beaucoup confiée à ma petite sœur qui a dix ans de moins que moi. Je ne vais pas dire que ça m’a fait plaisir. Je me suis sentie dépossédée de mon rôle de mère. Sauf qu’à ce moment-là, je suppose qu’elle avait moins besoin de moi que d’une confidente, choisie dans le cercle familial mais plus neutre que moi, peut-être… Je ne sais pas exactement sur quoi reposait son mal-être, un chagrin d’amour visiblement, mais je n’ai pas voulu fouiner. Toujours est-il qu’ensuite, les choses se sont arrangées. » Julie, elle, en plus du silence de son ado, a eu à faire face à une suspiscion de consommation de cannabis. « Je ne suis pas née de la dernière pluie et, clairement, sur ses vêtements flottait parfois une odeur suspecte… » Une consommation qui peut éroder davantage la communication entre parents et enfant et la compliquer d’autant. Pour Matthieu Melchiori, qu’il s’agisse de joints ou d’alcool, il convient de ne pas réagir à chaud, dans un premier temps, de discuter entre parents et si la consommation est avérée, « dire à l’ado : “J’aurais besoin qu’on parle et qu’on discute calmement de ce sujet” Mais il ne faut pas repousser la conversation ou faire la politique de l’autruche. Plus on reporte la discussion, plus la situation va se tendre. » Pour Richard Marchand, dans ce cadre, « il faut agir fort : l’adolescence est un âge où on peut faire beaucoup de bêtises. » Selon le thérapeute, le rendez-vous chez le psy peut être très utile : « Les parents sont trop inquiets. Or si l’ado doit gérer ses propres inquiétudes et celles de son père et de sa mère, cela devient colossal. Le professionnel incarne une figure d’autorité tout en n’étant pas dans la relation affective qui lie parents et adolescents. »
Si loin, plus proche
Parfois, pour rétablir le lien, il faut savoir prendre du champ. Dans Continuer de Joachim Lafosse, Virginie Efira incarne une mère emmenant son fils à la dérive en voyage au Kirghizistan, pour renouer le dialogue. Lever le nez du guidon de la routine, c’est aussi le choix fait par Armelle qui est partie avec son ado, en road-trip sur la côte Ouest des Etats-Unis : « J’ai découvert un jeune homme qui se débrouillait bien en anglais, était capable d’organiser des choses. Et je crois qu’il m’a vue moins rigide que dans la vie de tous les jours. Cela nous a fait repartir du bon pied avec des souvenirs qu’on s’est forgés tous les deux. » Laurence et sa fille, elle, ont choisi un autre type d’éloignement : l’internat. « À la maison, cela n’était plus possible, se souvient-elle. Notre relation était à couteaux tirés. » Pour Richard Marchand, « si l’internat est un projet commun, cela peut constituer une bonne option. Le jeune vit une autonomie cadrée, loin du regard parental. L’anxiété diminue, la maison redevient respirable. » Effectivement, Laurence a pu constater que « désormais, les week-ends sont vécus par ma fille non plus comme des moments subis en famille, mais choisis ». Et, de fait, les tensions s’apaisent : « La dernière fois, elle n’a pas voulu venir avec nous au musée. Avant, je me serais braquée. Là, je l’ai laissée libre de son choix. » Et Laurence de sourire : « J’ai bien fait : à notre retour, une pile de crêpes nous attendait sur la table de la cuisine. » Une façon de dire « Je t’aime » sans avoir à le dire ?
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