Elle affiche trente-cinq ans de carrière et un amour pour son métier qui se conjugue toujours au présent ! Depuis ses débuts dans les années 1980 sous la direction des meilleurs cinéastes (André Téchiné, Krzysztof Kieślowski, Leos Carax…), Juliette Binoche n’a pas dévié de sa ligne exigeante et ambitieuse. L’actrice, en France comme à l’étranger, a séduit les plus importants metteurs en scène, a raflé des prix en cascade (un Oscar pour Le Patient anglais, d’Anthony Minghella, un prix d’interprétation à Cannes pour Copie conforme, d’Abbas Kiarostami) et ne s’est jamais lassée de prendre des risques. Elle le confirme aujourd’hui dans Celle que vous croyez, de Safy Nebbou, une adaptation du livre de Camille Laurens, publié en 2016 (Gallimard). Dans ce film envoûtant et dérangeant, Juliette incarne Claire, une quinquagénaire qui s’invente un faux profil sur les réseaux sociaux. Sous le pseudonyme de Clara, prétendant avoir 24 ans, elle entreprend de séduire un jeune homme du même âge. Au risque de se retrouver prise au piège de ses contradictions… Résultat : un rôle puissant et une nouvelle prestation remarquable pour Juliette Binoche qui a accepté de répondre à nos questions sur sa carrière et sur ses engagements.
Qu’est-ce qui vous attirait dans le projet de Celle que vous croyez ?
J’éprouvais une sorte de vertige à la perspective de rentrer dans la vie de cette femme qui, suite à une trahison et à une séparation, s’accroche à une bouée de secours qui en fait la noie. Dans la vie, nous avons tous le désir de fuir nos douleurs, mais le film nous fait comprendre que parfois, en utilisant des subterfuges pour ne pas les regarder en face, nous creusons notre tombe. Ce thème est universel, chaque être humain peut y être confronté à un moment ou à un autre, mais il est particulièrement bien traité dans le film. Celle que vous croyez donne à voir le travail effectué par l’héroïne, grâce à la thérapie, pour échapper au pire en affrontant ses démons et en ne cherchant plus à les dissimuler derrière des faux-semblants.
Le film aborde des sujets contemporains : l’obsession de l’image, l’empire des réseaux sociaux…
Avec les nouveaux moyens de communication, nous vivons dans un monde qui nous rend à la fois plus libre et plus dépendant. Ces nouveaux médias peuvent à la fois attiser notre désir, mais ils nous emprisonnent souvent dans des illusions, voire des mensonges.
Comment gérez-vous personnellement les réseaux sociaux ?
Je n’ai pas envie que mon compte Instagram soit envahi par des ondes négatives. Quand j’y subis des attaques personnelles, je ne les lis qu’à moitié ou je les efface tout de suite. Il y a parfois quelque chose de pervers dans
l’activisme sur les réseaux sociaux. Cela dit, ils permettent aussi des choses formidables : avoir un accès direct aux autres, partager des informations ou initier des mouvements porteurs de sens, presque sans censure.
La question de l’âge est prépondérante dans Celle que vous croyez, comme elle l’est partout dans notre société…
Cette question de l’âge, c’est définitivement l’un des thèmes favoris des magazines féminins. Et il y a une bonne raison à cela, le sujet fait vendre des journaux, des vêtements, des produits cosmétiques… Cette obsession
engendre aussi une certaine culpabilité chez les femmes, sans cesse renvoyées à leur âge. Il n’en est pas moins vrai que les faits sont têtus. Les hommes, à la cinquantaine, quittent souvent leurs compagnes pour des femmes plus jeunes. Elles en sont traumatisées, comme mon héroïne dans le film. Il faut apprendre à se détacher de ces injonctions.
Ce n’est pas forcément simple…
Il y a un trajet à accomplir pour atteindre ce détachement, c’est l’un des thèmes principaux abordés par Celle que vous croyez. Je me suis récemment intéressée à l’arbre des Sephiroth, d’une importance fondamentale
dans l’histoire de la philosophie [selon la Kabbale, il représente la structure de l’homme et de l’univers, NDLR]. Il aide à comprendre que si l’on n’a pas dépassé trois stades dans son existence, on restera bloqué dans l’adolescence, sans atteindre une maturité, qui est synonyme de libération. Ces trois thèmes sont le désir de pouvoir, de puissance et de jouissance. Si on ne les dépasse pas, c’est comme au jeu de l’oie, on retourne inévitablement à la case départ et on souffre.
Une « case départ » que beaucoup fréquentent !
Quand on entend les récentes déclarations de Yann Moix qui ont fait polémique [l’écrivain a déclaré, en janvier dernier, être « incapable d’aimer une femme de 50 ans », NDLR], on s’aperçoit combien les représentations sont encore figées et parfois archaïques. Il a cependant exprimé une peur partagée par beaucoup d’hommes face au vieillissement des femmes. Je ne suis pas un homme, mais je crois néanmoins profondément que le véritable amour, ce sentiment inconditionnel qui lie deux personnes, fait que le désir peut persister même quand les corps ont vieilli. La vraie beauté n’a rien à voir avec ce qui nous est vendu par l’imagerie publicitaire. Et puis il ne faut pas oublier que les bébés aussi ont déjà de la cellulite ! (rires).
L’archaïsme frappe aussi parfois au cinéma. Certains chiffres sont éloquents. Alors qu’une Française majeure sur deux est âgée de plus de 50 ans, cette majorité reste complètement sous-représentée sur les écrans. Ainsi, seulement 8 % des personnages féminins ont 50 ans et plus dans les films français qui sortent chaque année…
Je ne sais pas quoi répondre. Personnellement, je ne reçois pas moins de propositions qu’avant. Peut-être y a-t-il une raison. J’ai toujours cherché à élargir ma palette, dès mes débuts. Je suis très curieuse et j’ai un goût prononcé pour les rencontres. Même si des progrès restent à accomplir, il me semble que les choses évoluent dans le bon sens. En France, il y a de plus en plus de femmes cinéastes, ce qui contribue à faire évoluer les représentations. Une réalisatrice comme Claire Denis, par exemple, sait filmer la vraie beauté des femmes, quel que soit leur âge. C’est l’une des grandes forces de notre cinéma : on n’est pas forcément les plus puissants économiquement, mais on a la force de la variété et de la diversité !
Dans votre carrière, vous avez toujours privilégié l’exigence. Quel est votre regard sur les évolutions de ce cinéma français ambitieux ?
J’apprécie l’exigence, mais j’essaye aussi de me diversifier ! J’aime parfois tourner dans des comédies ou des grosses productions comme Ghost in the Shell. De même, j’aime aborder d’autres territoires de la création : la danse, le chant… J’adore la nouveauté, l’inédit, et je ne veux pas m’emprisonner dans un confort. Sur le cinéma français, il y a certes des difficultés, on tourne énormément de films, mais souvent avec des budgets en baisse. La donne
a changé et il faut faire avec. Mais la diversité reste de mise dans notre cinéma. Et c’est une chance.
Après avoir tourné avec les plus grands, qu’est-ce qui vous motive encore pour accepter un projet ?
J’attends tout simplement d’aimer et d’être étonnée ! Mon désir ne s’étiole pas avec le temps. La mise en danger que représente le tournage d’un film continue de m’attirer. Il y a une part d’inconnu et j’aime y faire face. Le cinéma est un sport d’équipe, il ne faut jamais l’oublier, et cela me passionne de découvrir comment la synergie va s’opérer au moment du tournage. Cette expérience est parfois épuisante, mais toujours stimulante.
Quels sont vos nouveaux projets ?
Je vais tourner le nouveau film d’Emmanuel Carrère, Le Quai de Ouistreham, d’après le livre de Florence Aubenas. Ainsi que dans les prochaines fictions de Martin Provost, une comédie, et probablement de Diastème, qui aborde un sujet politique.
Les engagements vous importent. Parallèlement à votre carrière, vous menez des combats pour l’écologie. Avec quatre ONG et d’autres personnalités, vous avez récemment assigné ainsi l’État français en justice pour inaction face aux changements climatiques…
C’est un combat fondamental si l’on veut continuer à faire du cinéma et tout simplement à… respirer. Cette lutte ne date pas d’hier dans mon parcours, elle remonte même à mon enfance. Avec ma mère, dans les années 1970, nous nous sommes installées dans le Loir-et-Cher quand elle est devenue prof de lettres. Elle a pris conscience à ce moment-là que son mode de vie antérieur n’était pas viable. On s’est mis à consommer des produits bios, à être vigilants sur les dégâts engendrés par l’agriculture industrielle, sur la nécessité de protéger la biodiversité et la terre.
Rien ne s’est arrangé depuis…
Très jeune, j’ai été mise au parfum, si j’ose dire. Et je me suis toujours efforcée, dans ma vie personnelle, de respecter certains principes. À un moment, il m’a semblé indispensable d’agir plus fortement et j’ai choisi de mettre ma notoriété au service de cette cause. C’est une responsabilité lourde et je ne suis pas formée à cela. Je ne maîtrise pas forcément le langage lié à cet activisme, mais j’ai le cœur et l’envie ! Je préfère prendre le risque d’être parfois maladroite en tirant des sonnettes d’alarme plutôt que de ne rien faire. Œuvrer pour en finir avec la mondialisation de l’inertie, c’est ma responsabilité de femme et de citoyenne.
Celle que vous croyez, de Safy Nebbou, avec Juliette Binoche, François Civil, Nicole Garcia… En salles.
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